Propos recueillis par Antoine Colonna
Vu d’Occident, le soutien de votre Église et en particulier du patriarche Kirill à l’offensive de l’armée russe déclenchée en février 2022 a choqué. Qu’en est-il ?
Il y a un contresens largement répandu, parfois par malveillance, mais en général par ignorance, à ce sujet. Il est absurde de penser que le patriarche puisse se réjouir d’un conflit de cette nature et, pour tout dire, particulièrement en Ukraine. Cette terre est le berceau historique de notre Église et la maison de nombreux fidèles.
En réalité, depuis le début de l’opération militaire spéciale, je fais partie des évêques qui travaillent au plus près du patriarche. Il nous a réunis dès les premières heures pour nous dire que nous devions tout faire pour favoriser le retour de la paix et aider les personnes touchées par le conflit.
En disant cela, il faut rappeler que la responsabilité de pasteur du patriarche de Moscou ne se limite pas aux frontières russes, elle englobe aussi l’Ukraine. Depuis qu’il a été élu pour occuper cette charge, Kirill s’y est rendu au moins une fois par an. Je peux témoigner que chaque visite a été l’occasion de rencontres avec des fidèles qui prouvaient, par leur ferveur, la vivacité de l’Église, qui traversait déjà la très difficile période du schisme instigué par le pouvoir ukrainien. Le patriarche était accueilli avec joie par ses fidèles, tant dans l’est que dans l’ouest du pays. Je me souviens des émotions extraordinaires que j’ai ressenties, moi qui étais son secrétaire particulier et qui l’accompagnais dans ces voyages, lorsque j’ai vu les larmes couler dans les yeux des fidèles accueillant leur primat.
Depuis 2014, quand les choses sont vraiment devenues violentes, le patriarche n’a eu de cesse de multiplier les appels dans le monde pour attirer l’attention sur ce qui se passait, particulièrement dans le Donbass où le premier sang a coulé. Il est le pasteur d’une grande communauté et je peux vous dire qu’il est profondément affecté de la situation, comme un père qui voit ses enfants se déchire.
En tant qu’hommes de foi, nous prions avant tout pour la paix. Dans toutes nos églises, en Russie et en Ukraine, dans le monde entier, y compris dans nos paroisses en France. Par ailleurs, nous aidons ceux qui souffrent du conflit. Nous mettons en œuvre des programmes d’aide aux réfugiés. Nous les accompagnons pour trouver un logement, pour acheter des produits de première nécessité et les soutenons financièrement.
Combien de réfugiés avez-vous recueillis ? Combien d’argent avez-vous pu collecter ?
Selon les chiffres de juillet, 568 millions de roubles [5,6 millions d’euros, NDLR] ont été collectés au total. Plus de 331 millions de roubles [3,3 millions d’euros, NDLR] ont été dépensés en aide humanitaire et plus de 2 920 tonnes de cette aide ont été remises aux réfugiés et aux civils touchés.
En tant que chef de la diplomatie du patriarcat de Moscou, vous vous êtes rendu à plusieurs reprises au Vatican. Quelles sont vos relations avec l’Église catholique et travaillez-vous ensemble à la paix en Ukraine ?
Nos relations avec l’Église catholique romaine sont très anciennes. Aujourd’hui, nous coopérons sur les questions où, malgré nos différences, nous pouvons faire quelque chose ensemble. Je le sais bien parce que, pendant cinq ans, j’ai été recteur de l’Église russe à Rome, j’ai donc beaucoup d’amis au Vatican et je connais personnellement le pape François. Depuis l’année dernière, depuis que j’occupe ma position actuelle, j’ai été reçu six fois en audience par lui. Bien sûr, nous continuons cette relation, plus nécessaire que jamais au vu des circonstances. Évidemment, le point central de nos discussions est de savoir ce que nos Églises peuvent faire pour la paix. Notre Église soutient toute initiative qui pourra déboucher sur la paix. C’est également ce qu’a dit notre patriarche à l’émissaire du Vatican, le cardinal Matteo Zuppi, qui s’est rendu récemment à Kiev, puis juste après à Moscou.
Croyez-vous que François et Kirill pourront se rencontrer un jour ?
Leur première rencontre date de 2016 à La Havane. C’est un événement très important et cela nous a donné un bon signe sur le futur des relations entre les deux Églises. Les préparatifs d’une seconde rencontre étaient très avancés, mais l’Église catholique a décidé d’interrompre ce processus pour l’instant. Nous avons malgré tout renouvelé notre intérêt pour cette rencontre. C’est donc à Rome de reprendre l’initiative. Lors de ma dernière audience avec le pape, cette question n’a pas été abordée. Il est clair que, s’il y a une proposition du Saint-Siège, nous l’étudierons avec attention.
Quelles sont les conséquences du conflit en cours pour le monde orthodoxe ? Notamment avec Constantinople ?
Il est sûr que Constantinople a une responsabilité importante dans la situation tragique dans laquelle l’Église d’Ukraine est plongée aujourd’hui. Notre Église représente la majorité des orthodoxes en Ukraine, mais elle est affectée par un schisme depuis le début des années 1990. Le métropolite de Kiev, Philarète, qui était membre du saint synode du patriarcat de Moscou et qui pensait devenir le nouveau patriarche, n’a pas remporté l’élection. Il a ainsi décidé de créer sa propre Église et, assez rapidement, il a reçu le soutien du gouvernement ukrainien qui considérait qu’un pays indépendant devait avoir une Église indépendante. Le patriarcat de Moscou a dû excommunier Philarète pour ce schisme. Cette décision a été reconnue par toutes les autres Églises orthodoxes autocéphales, y compris par celle de Constantinople. Nous avons ici même dans nos archives la lettre du patriarche Bartholomée de Constantinople qui approuve pleinement l’excommunication de Philarète.
Hélas, après l’élection de Petro Porochenko à la présidence de l’Ukraine, la décision politique a été prise de soutenir le schisme et d’essayer de lui donner une légitimité. De manière totalement artificielle, avec l’interférence et la pression directes de l’État, les groupes schismatiques marginaux ont été rassemblés au sein d’un soi-disant “concile”, de facto présidé par Porochenko. Ce faux concile a proclamé l’unification des schismatiques en une soi-disant “Église orthodoxe d’Ukraine”, que Constantinople a déclarée autocéphale, c’est-à-dire indépendante. Dans le même temps, Philarète et d’autres imposteurs similaires – des civils qui ne faisaient que porter des soutanes – ont été reconnus comme membres du clergé.
Pourquoi Bartholomée a-t-il pris une telle décision ?
Constantinople a été autrefois la capitale de l’Empire byzantin. Avant le grand schisme entre les Églises d’Orient et d’Occident, le patriarche de la capitale, où se trouvait la cour de l’empereur, était traditionnellement honoré dans le monde orthodoxe comme le premier parmi les autres patriarches, ses égaux, après le pape. Après la chute de Constantinople au XVe siècle, l’Empire romain d’Orient a pris fin et, dans les années 1920, la plupart des chrétiens, principalement des Grecs, ont quitté les territoires de l’actuelle Turquie. Afin de survivre dans ces nouvelles conditions et de conserver sa primauté, qui ne reposait plus sur rien, le patriarcat de Constantinople s’est mis à élaborer des concepts théologiques, inconnus jusqu’alors. Il a tenté de transformer la traditionnelle primauté d’honneur en une primauté de pouvoir ; le patriarche se faisait appeler “le premier sans égal” ( primus sine paribus ). La position de Bartholomée sur la question ukrainienne et son rejet du principe de consensus dans la prise de décision, qui existe dans l’Église orthodoxe depuis toujours, est l’expression de son désir de dominer l’orthodoxie, mais ce comportement ne fait que détruire l’unité de notre Église.
Êtes-vous inquiets pour les orthodoxes ukrainiens qui sont restés fidèles à votre Église ?
Aujourd’hui, l’Église canonique d’Ukraine est attaquée de toutes parts. Les schismatiques cherchent à s’emparer des églises et des monastères, avec le soutien des autorités et des nationalistes locaux. Ils veulent même s’emparer de la laure de Kiev, qui est un grand sanctuaire, l’équivalent de Notre-Dame de Paris pour les Français. Mais ils n’ont pas encore réussi, un, grâce à la détermination pacifique des fidèles qui gardent le lieu 24 heures sur 24, mais aussi parce qu’ils n’ont même pas de moines pour occuper les lieux !
En réalité, nous assistons à une nouvelle persécution religieuse. Pour nous, c’est un sujet très sensible. Cela ravive les blessures que nous avons connues dans nos pays sous le régime athéiste au siècle dernier. Notre Église, vous le savez, en a beaucoup souffert. Et c’est la première fois qu’on voit le retour de ces persécutions qu’on croyait appartenir au passé. L’année dernière, 200 paroisses ont été confisquées. Le gouvernement de Kiev tire les ficelles de ces spoliations.
Parfois, nous sommes accusés par les médias occidentaux de fusionner avec l’État. Je me souviens que même le président Macron en a parlé l’automne dernier à Rome lors d’une conférence sur la paix. Il a accusé notre Église d’être manipulée par le Kremlin. Il est si étrange d’entendre cela ! Pourquoi personne ne parle-t-il pas de l’ingérence ouverte des autorités dans les affaires de l’Église en Ukraine ? Les hommes politiques et les fonctionnaires du gouvernement disent aux fidèles : “Vous voulez garder votre paroisse, rejoignez notre nouvelle Église !” Plus d’une dizaine d’évêques ont été privés de leur nationalité, trois sont en résidence surveillée, un métropolite – Jonathan – a été condamné à cinq ans de prison, juste pour leur loyauté envers notre Église.
De façon qui peut sembler paradoxale, vous avez reçu de très nombreux soutiens des autorités religieuses du monde musulman, en Russie, bien sûr, mais au-delà, en Égypte, en Indonésie, etc. Ces prises de position sont-elles seulement le reflet d’équilibres géopolitiques classiques, ou peut-on aussi y lire les signes d’une guerre de civilisation ?
Je ne peux pas vous répondre sur les questions politiques. Je suis un ecclésiastique. Juste un exemple récent cependant. J’étais à Kazan récemment pour une rencontre avec des responsables musulmans du monde entier. Dans mon intervention, j’ai dit qu’il nous était parfois plus facile de trouver des points d’accord avec les musulmans qu’avec certains responsables du monde chrétien. Et c’est la réalité ! Hélas, les sociétés occidentales s’éloignent de plus en plus des enseignements bibliques. On le voit bien sur la définition de la famille, de la défense de la vie.
Nous avons la chance, ici en Russie, d’avoir sur la base même de ces valeurs une grande paix religieuse, qui s’étend à l’islam, au bouddhisme et au judaïsme qui cohabitent en harmonie depuis des siècles. Nous avons même un organisme – le Conseil interreligieux de Russie – au sein duquel nous nous réunissons fréquemment. Pour ce qui est de l’Église catholique, bien que nous ne soyons pas en communion eucharistique, nous avons une communauté de vues sur des points fondamentaux de l’éthique chrétienne.
Croyez-vous vraiment que les valeurs soutenues par les gouvernements occidentaux, qui mettent essentiellement en avant les valeurs de liberté individuelle, soient aussi mauvaises ?
La liberté ne veut pas dire faire ce que l’on veut. En tant que chrétiens, nous devons dire la vérité. Quand nous voyons un péché, nous devons dire, c’est un péché. Évidemment, nous sommes tous pécheurs. Un péché ne peut pas être considéré comme bon. Un péché se guérit par la repentance, mais désormais c’est le contraire, on est encouragé à le revendiquer et à l’ériger en modèle.
Vous avez évoqué les relations de l’Église et de l’État russe. Beaucoup d’observateurs critiquent le manque d’indépendance de votre Église. Mais, au fond, n’est-ce pas Kirill ou, en tout cas, le message dont il est l’apôtre qui exerce le plus d’influence sur le président Poutine ? sur sa façon d’envisager la société russe elle-même ?
Selon la Constitution de la Fédération, mais également dans les faits, l’Église est indépendante de l’État et l’État indépendant de l’Église. Mais cette indépendance ne veut pas dire que nous sommes hors de la société. Nous y avons toute notre place. L’Église n’est pas seulement une institution, elle est avant tout des personnes. À ce titre, nous pouvons donner notre avis dans le débat public. Grâce à Dieu, notre président est un orthodoxe pratiquant, ainsi que de nombreux membres de notre Parlement. En même temps, il y a des questions sur lesquelles nos points de vue peuvent ne pas entièrement coïncider. En Russie, l’avortement reste remboursé par la Sécurité sociale. L’Église est en dialogue avec l’État, et nous sommes heureux que les relations qui ont été établies aujourd’hui soient mutuellement respectueuses.
Dans vos prières, demandez-vous plus souvent la paix maintenant, ou la victoire demain ?
Bien sûr, je prie pour la paix et je souhaite qu’elle arrive le plus tôt possible, car chaque jour apporte de nouveaux sacrifices. Mais je sais que, pour que la paix soit durable, elle doit être juste, sinon elle sera très vite rompue par les hostilités. Nous espérons sincèrement que la paix arrive le plus tôt possible, que la souffrance humaine cesse. Nous ne savons pas quand ni comment Dieu apportera cette paix, mais nous avons la foi qu’Il en montrera le chemin.
* Président du département des relations ecclésiastiques extérieures du patriarcat de Moscou.
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