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Le multialignement, une diplomatie hyperréaliste

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Thucydide, historien et stratège athénien, énonçait que « le fort fait ce qu’il peut et le faible subit ce qu’il doit subir ». Cette vision réaliste des relations internationales, caractérisée par une lutte incessante entre puissances pour l’imposition de leurs intérêts, souligne une réalité. Les États moins puissants tendent à s’aligner sur les plus forts pour maximiser leur survie et prospérité. Toutefois, le paysage géopolitique est témoin d’un changement radical : l’hégémonie occidentale, qui dominait le monde depuis la fin de la guerre froide, est désormais en plein bouleversement.​

La guerre en Ukraine a catalysé cette transformation, entraînant un recul relatif de l’autorité politique, économique et culturelle de l’Occident, au profit de puissances rivales. En effet, une grande partie du monde non occidental a refusé de s’aligner derrière l’Occident concernant la condamnation de la guerre en Ukraine. Face à ce nouvel équilibre géopolitique, des États qui se sont longtemps alignés sur la politique occidentale explorent désormais la voie du multialignement. En établissant des relations avec une multiplicité d’acteurs internationaux, les pays multialignés cherchent à exploiter de manière pragmatique les opportunités offertes par les nouvelles réalités géopolitiques, sans se restreindre aux directives d’un seul bloc de puissance.​

Le multialignement, héritier contemporain du non-alignement de l’époque de la guerre froide, marque une évolution significative par rapport à ses racines. Si les non-alignés se détournaient du clivage bipolaire des blocs dirigés par les États-Unis et l’Union soviétique. En quête de neutralité et d’indépendance, le multialignement reflète un changement d’époque. Tout en partageant avec le non-alignement le principe d’autonomie, le multialignement adopte une démarche pragmatique, privilégiant des partenariats stratégiques non exclusifs. Les pays engagés dans cette voie s’appliquent à tirer parti de la multipolarité grandissante du monde pour renforcer leurs atouts politiques, économiques et sécuritaires. Le multialignement, se présente donc comme un “menu à la carte”, et permet aux États d’adopter une stratégie sélective, calculée pour avancer leurs intérêts.​

L’Inde est un cas d’école de pratique du multialignement. La “plus grande démocratie du monde” entretient des liens étroits avec l’Occident, notamment par des investissements économiques substantiels et un partenariat stratégique visant à contrebalancer l’influence de la Chine. Parallèlement, l’Inde maintient une relation solide avec la Russie, comme en témoigne son acquisition de matériel militaire russe, d’où son refus de condamner l’invasion russe en Ukraine et son rôle de plaque tournante pour le pétrole russe en le revendant en Europe. Les exportations vers l’Allemagne ont été multipliées par 12 au cours des six premiers mois de l’année 2023. D’autres acteurs globaux, tels que la Turquie, le Brésil ou les Émirats arabes unis, suivent des voies similaires. L’Arabie saoudite, moins citée dans ces discussions, axe sa politique étrangère vers un pragmatisme suggérant une stratégie de multialignement de plus en plus affirmée.​

L’Arabie saoudite contribue à la dédollarisation du marché pétrolier

L’Arabie saoudite, historiquement alignée sur les États-Unis, est à la croisée des chemins. Le désengagement progressif américain, amorcé sous l’ère Obama par un retrait militaire d’envergure et poursuivi sous l’administration Trump qui a montré de la retenue face aux attaques contre des installations pétrolières saoudiennes en 2019. Des groupes soutenus par l’Iran, ont obligé le royaume à repenser son approche stratégique. L’administration Biden a exacerbé cette perception d’un allié moins engagé, en particulier avec le retrait d’Afghanistan et des relations tendues avec le prince héritier Mohammed ben Salmane. En réponse, Riyad doit gagner en autonomie. Le royaume profite d’un contexte international en mutation pour consolider son ambition de devenir un acteur incontournable des relations internationales. Riyad se renforce intérieurement avec son plan Vision 2030 et établit de nouveaux partenariats qui semblaient encore impossibles il y a quelques années. Ce qui témoigne d’une grande capacité d’adaptation.

​Premièrement, en s’abstenant de condamner l’invasion russe en Ukraine, il a maintenu une neutralité stratégique, tout en collaborant avec Moscou au sein de l’Opep+ pour contrôler et limiter la production de pétrole. Les économies occidentales se retrouvent directement impactées par des coûts énergétique accrus.

​Deuxièmement, l’Arabie saoudite a commencé à vendre son pétrole en yuans aux Chinois, une démarche qui contribue à la dédollarisation du marché pétrolier et de l’économie mondiale, affaiblissant le rôle traditionnel du dollar et, par extension, l’influence des États-Unis. Cette évolution commerciale s’inscrit dans le cadre d’une relation grandissante avec Pékin, aujourd’hui son premier partenaire commercial, reflétant un rééquilibrage économique vers l’Est.

​Troisièmement, l’intégration de l’Arabie saoudite au sein des Brics dès 2024, une coalition souvent considérée comme un contrepoids aux blocs traditionnels occidentaux, souligne son inclination vers un système multipolaire mondial. Cette adhésion est vue par certains comme un pas vers “l’Ouest contre le reste”, où Riyad cherche à diversifier ses alliances et réduire sa dépendance envers les partenaires occidentaux.

​Enfin, sur le plan régional, le royaume s’efforce de normaliser ses relations avec des acteurs historiquement hostiles ou concurrents. Ses démarches vers une détente avec l’Iran et des discussions avec Israël, bien que ralenties par la guerre avec le Hamas, témoignent d’une volonté de dépasser les vieilles rivalités. Une vision stratégique plus nuancée et autonome se dessine. À cela s’ajoute la diplomatie religieuse de Riyad, qui finance et propage sa vision de l’islam.

​Il est possible qu’à l’avenir, de plus en plus d’États s’engagent dans la voie pragmatique et flexible du multialignement. Cette nouvelle stratégie pourrait ouvrir une ère de plus grande souveraineté pour de nombreux pays, suggérant une reconfiguration potentielle des équilibres de pouvoirs. Cette ère émergente de multialignement pose une question fondamentale : avec la valorisation des intérêts individuels, serons-nous témoins d’un monde plus équilibré ou d’un nouveau type de chaos stratégique ?

* Gregory Glamoc est consultant en stratégie et en affaires gouvernementales.

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